À la recherche d’un langage commun
Les chaires interdisciplinaires de soins de première ligne reflètent le souci qu’a le Fonds Dr. Daniël De Coninck de soutenir la recherche et la formation en première ligne depuis 2019. Be.Hive (« ruches en anglais) en Belgique francophone, Academie voor de Eerste Lijn en Flandre, ces noms soulignent que le soutien à la première ligne n’est pas le produit du travail d’une seule abeille. Elle n’est donc pas le fruit d’une seule discipline. L’Académie pour la Première Ligne évoque immédiatement la connaissance et l’expertise qui, combinées, doivent fournir des outils pour des soins de première ligne solides.
Les deux chaires ont achevé une première période de cinq ans. Elles ont vécu un parcours enrichissant et accompli beaucoup en cette période relativement courte. Dans une interview, les deux anciens coordinateurs, Thérèse Van Durme (Be.Hive) et Roy Remmen (Académie voor de Eerste Lijn), évoquent ces cinq années et se projettent (ensemble) vers l’avenir. Les réseaux derrière ces deux chaires poursuivront leur travail pour une deuxième période de cinq ans.
Pourquoi ces chaires interdisciplinaires pour la première ligne sont-elles nécessaires ?
Thérèse Van Durme (Be.Hive) : « La première ligne est assez invisible dans les domaines de la recherche et de l’enseignement, tant pour les professionnels de terrain que pour le grand public. Avec cette chaire, nous voulions renforcer les profils de ceux qui mènent la recherche et enseignent à destination de professionnels de première ligne. L’enjeu final, c’est évidemment que nos travaux permettent d’améliorer la qualité des soins, la qualité de vie des usagers. »
Roy Remmen (Academie voor de Eerste Lijn) : « Nous avions trois grands objectifs : développer des outils pour les professionnels de la première ligne, créer un réseau de la première ligne et mener des recherches. Lorsque nous avons commencé, il n’existait pas vraiment de plateforme pour la première ligne en Flandre. Nous avons maintenant posé les premières bases. »
Van Durme : « L’idée est d’utiliser au mieux les compétences de chacun, de manière plus horizontale, donc assez différente d’une vision pyramidale du pouvoir comme on le voit ailleurs dans le système de santé. C’est aussi dans cet esprit que des associations de patients ou d’aidants proches, mais également des représentants des professionnels de la première ligne participent aux travaux de Be.Hive. »
Il nous faudra investir du temps et de l’énergie à rencontrer les personnes là où elles travaillent, en première ligne, pour mieux cerner leurs préoccupations, et bien sûr avec la chaire flamande.
— Thérèse Van Durme, Be.HiveQuelles ont été les principales réalisations des chaires ?
Remmen : « Une question difficile… Peut-être le travail sur l’aide et les soins centrés sur les objectifs de la personne. Là nous avons fait le plus de progrès dans l’atteinte de l’utilisateur final. Par ailleurs, un excellent travail académique a été réalisé, avec quatre doctorats et plusieurs très belles publications, notamment sur l’autogestion et le travail interdisciplinaire. Au total, plus de 20 publications ont été publiées dans des revues internationales. Le réseau se projette pour un nouveau mandat de cinq ans. Ce n’est pas une mince affaire, créer une collaboration entre quatre universités, six hautes écoles et deux autres partenaires. Construire cette confiance n’était pas évident au départ, car les universités et les hautes écoles ont des approches très différentes. Ils n’ont pas toujours les mêmes objectifs. Mais c’est précisément cette complémentarité qui est très enrichissante. Nous avons besoin les uns des autres pour vraiment avancer. »
Van Durme : « Be.Hive commence à être connue et reconnue au sein des instituts d’enseignement, de formation, de recherche qui s’occupent de la première ligne en Belgique francophone et néerlandophone. Le premier accomplissement a été l‘écriture d’un livre blanc, dès la première année, ce qui a permis aux différents participants actifs dans la première ligne de trouver un langage commun. Nous avons mobilisé plus de 6.000 participants via des enquêtes, des tables rondes, des ateliers. Sur base de ce livre blanc, nous avons défini des axes de recherche et d’enseignement, avec comme fil directeur le déploiement optimal de cette première ligne. Certains sujets sont très prégnants dans l’actualité aujourd’hui, comme la pénurie de main d’œuvre dans plusieurs professions du soin. Une des réponses, c’est de mieux structurer la première ligne sur le territoire. Il faut donc savoir précisément ce qui s’y passe, et que les acteurs de terrain se parlent pour insuffler de la cohérence. Quand on voit la difficulté pour qu’un médecin généraliste se déplace à domicile à Bruxelles. N’y-a-t-il pas d’autres professionnels qui pourraient assumer une partie de ce travail ? C’est tout l’enjeu de ces recherches : aller voir s’il est possible de faire équipe autour d’un patient ou d’un groupe de patients, pour trouver la meilleure répartition des tâches, sans perdre en qualité de soins. L’enjeu de l’équité de l’accès aux soins est aussi essentiel. Pour réaliser des actions concrètes, il est nécessaire d’agir de manière concertée, dans un territoire bien défini. »
Remmen : « Dans la collaboration entre les médecins généralistes, les infirmiers à domicile et les assistants sociaux, de grandes étapes ont été franchies. Mais nous ne parlons pas encore la même langue. Lors de nos colloques, des professionnels de divers horizons étaient toujours présents. Au début de notre parcours, nous avons mené une analyse éducative pour voir combien de formations abordaient la première ligne, en passant en revue les formations suivies par des médecins généralistes des infirmiers, orthophonistes, ergothérapeutes et assistants sociaux. Résultat : 120 ! Même dans l’enseignement, la première ligne est complètement fragmentée. Aligner tout cela reste un défi de grande taille, également dans l’éducation. Il y a encore beaucoup de gains d’efficacité et de qualité à réaliser. »
La chaire a-t-elle déjà eu des impacts concrets dans les universités et hautes écoles qui y participent ?
Remmen : « Chaque curriculum est rempli à ras bord, et il est très difficile d’y intégrer un changement. Au sein des universités, il y a une grande concurrence pour y obtenir une place. J’ai travaillé avec des infirmiers à domicile dans ma propre formation de médecine générale à Anvers sur les soins centrés sur les objectifs de la personne et les auto-soins. Mais assurer la pérennité de ces initiatives est un véritable défi. Concernant le auto-soins, il existe désormais un parcours d’apprentissage pour les centres de soins et les pratiques de soins multidisciplinaires du Centre Académique de Médecine Générale à Louvain, en collaboration avec l’Académie. Et une boîte à outils a été développée pour encourager la collaboration interprofessionnelle. Comment réunir les gens autour d’une table ? Qui faut-il impliquer et quand et comment répartir le pouvoir ? Cette boîte à outils est utilisée dans la formation des infirmiers et dans la pratique des médecins généralistes. Mais a-t-elle déjà atteint tous les médecins généralistes, infirmiers à domicile et pharmaciens ? Je ne le pense pas. Par exemple, pour les infirmiers, il n’existe pas de numéro de nomenclature permettant de consacrer une demi-heure à discuter avec un patient dans le cadre des soins centrés sur les objectifs de la personne. Cinq ans ne suffisent pas pour changer tout cela. Mais l’état d’esprit évolue déjà dans la bonne direction. »
Van Durme : « Les impacts sont difficilement mesurables. Les membres des instituts d’enseignement qui font partie de la chaire font figure d’exemple dans leurs propres institutions. Ils sont aux frontières de deux mondes. Ils font remonter vers la chaire les thèmes qui peuvent intéresser les hautes écoles ou universités et vice-versa. Les résultats de nos recherches sont actuellement inclus dans les modules d’enseignement et mis à jour régulièrement. C’est dans cette idée que nous formons les formateurs, par exemple dans le domaine de la promotion de la santé, thème un peu délaissé. Des webinaires ont ainsi été organisés pour échanger avec les professionnels et usagers. A côté de tout ça, treize thèses ont été lancées. Mais nous sommes confrontés à un manque de canaux de communication qui rassembleraient l’entièreté de la première ligne et permettraient de diffuser à large échelle nos travaux, qui pourraient bénéficier à d’autres diffuseurs de bonne pratiques, fondées sur des données probantes. »
Quelles ont été les principales difficultés auxquelles vous avez été confrontée lors des cinq années d’existence de la chaire ?
Van Durme : « Comme nos colloques ne portent que rarement sur des questions cliniques, il n’a pas toujours été facile de mobiliser des gens de terrain. Les personnes présentes étaient souvent déjà sensibilisées à ce travail en équipe et réflexif. Nous avons eu du mal à toucher certains métiers dont la culture de la recherche n’est pas très ancrée, dans le domaine infirmier, de l’ergothérapie ou même chez les logopèdes, les diététiciens, qui estiment que la recherche, ce n’est pas pour eux. »
Remmen : « Maintenir ce réseau a été une vraie source de préoccupation. Lorsque l’on collabore avec autant de personnes, il y a toujours des départs. Certains tombent malades, d’autres changent de travail. À chaque fois, on perd une partie du savoir-faire qu’il faut reconstruire avec une nouvelle personne. Toutes ces conditions préalables – communication, gestion, coordination – doivent être bien organisées. »
Quelle a été la coopération avec la chaire francophone pour les néerlandophones et inversement ?
Van Durme : « Nous avons collaboré au niveau de la gouvernance et des événements publics, mais très peu au niveau du contenu, ce qui était frustrant car les rapports sont excellents. On a senti un besoin de travailler davantage avec la chaire flamande pour développer des projets à Bruxelles, ce que nous nous nous sommes engagés à réaliser dans un futur proche. »
Remmen : « Si j’ai bien constaté une chose, c’est l’importance des bonnes relations. Et que la Flandre et la Belgique francophone sont bien deux mondes différents avec des cultures distinctes. Ils devaient construire des structures de première ligne à partir de zéro, alors qu’ici elles existaient déjà, comme Vivel. Cependant, les deux événements que nous avons organisés ensemble ont été un grand succès. »
Comment déployer la chaire au cours des cinq prochaines années ?
Van Durme : « Un premier défi est d’améliorer la visibilité au sein des institutions. Ensuite, les moyens de ‘Be.Hive 2’ devront être consacrés à développer un lien plus fort avec le terrain. Il nous faudra investir du temps et de l’énergie à rencontrer les personnes là où elles travaillent, en première ligne, pour mieux cerner leurs préoccupations, et bien sûr avec la chaire flamande. »
Remmen : « Nous sommes partis il y a cinq ans de nos forces, en analysant qui faisait quoi dans notre réseau, ce qui a guidé nos choix pour pouvoir avancer rapidement. PCA 2.0 s’appuie à son tour sur ce que nous avons réalisé et cherche à pallier nos faiblesses. Par exemple, le constat qu’il est nécessaire de travailler encore plus et plus rapidement avec l’utilisateur final. C’est pourquoi l’idée des laboratoires académiques, qui impliquent les utilisateurs finaux dès le début du développement d’un projet pouvant ensuite être étendu à plus grande échelle, me semble extrêmement prometteuse. »
De 2019 à 2023, Be.Hive était un consortium de trois universités (ULB, UCLouvain, ULiège) et trois hautes écoles (HELB, Henallux, Haute École Léonard de Vinci) dans un réseau incluant citoyens, professionnels et décideurs politiques.L’Académie pour la Première Ligne est un consortium de quatre universités (VUB, UA, UGent et KUL) et six hautes écoles (Hogeschool Gent, Karel De Grote-Hogeschool, Arteveldehogeschool Gent, Thomas More Hogeschool, UCLL et Vives), avec le Vlaams Platform et le Wit-Gele Kruis comme organisations partenaires.
