Les hikikomoris : une course contre le temps
Face aux adolescents qui conjuguent phobie scolaire et repli social, les professionnels de première ligne sont souvent aussi démunis que les parents. Grâce au Fonds De Coninck, le pédopsychiatre tournaisien Emmanuel Thill a pu décrypter, avec l’aide de collègues japonais, ce syndrome connu sous le nom d’hikikomori et proposer des solutions pour ceux qui en sont victimes.
Des hikikomoris, le Dr Emmanuel Thill n’en reçoit qu’exceptionnellement dans le centre de consultations Le Vert à Soi où il travaille. Parce que ces jeunes ne refusent pas seulement d’aller à l’école : ils ne sortent plus de chez eux, certains allant jusqu’à s’enfermer dans leur chambre. « Ils arrêtent leurs activités extrascolaires – musique, sport, mouvements de jeunesse… – qui les passionnaient pourtant auparavant, et décrochent aussi au niveau de la socialisation : si la plupart d’entre eux tolèrent encore des contacts avec certains adultes ou de jeunes enfants, ils font un blocage complet par rapport aux jeunes de leur âge. »
" [...] leur décrochage présente une forte composante anxieuse : le jeune ne veut pas aller à l’école, parce qu’il a peur d’être sous le regard des autres [...] "
— Dr. Emmanuel Thill, PédopsychiatreÀ la hauteur
Or, dans la majorité des cas, les explications qui viennent d’abord à l’esprit – histoire de vie compliquée, traumatismes, harcèlement scolaire… – ne tiennent pas la route. La majorité des hikikomoris sont des jeunes issus de familles ‘normales’, guidés tout au long de leurs primaires par des parents et des enseignants attentifs. « Loin du rejet ‘banal’ des jeunes démotivés qui s’ennuient à l’école, leur décrochage présente une forte composante anxieuse : le jeune ne veut pas aller à l’école, parce qu’il a peur d’être sous le regard des autres et d’être moins bon qu’eux, moins fun, moins cool, moins joyeux, moins à l’aise… De ne pas être à la hauteur, en fait. Il ne trouve pas les autres persécutifs : c’est lui-même qu’il juge nul, inintéressant, inculte… À ses propres yeux, il n’a pas sa place parmi eux. »
Feu d’artifice
D’où un repli à domicile, souvent couvert par des médecins de famille dépassés par le phénomène, qui finissent par leur accorder des certificats médicaux de si longue durée que l’école, insensiblement, les oublie. Malgré leur isolement, ils ne se sentent pas seuls, car les réseaux sociaux et les jeux vidéo en ligne, où ils sont intégrés à des groupes de joueurs, leur donnent une impression d’appartenance. Ils évoluent dans un univers virtuel, un ‘métavers’, où ils sont plus à l’aise que dans la vraie vie. « Ce processus s’est renforcé après le Covid, mais la raison de cette aggravation n’est pas toujours aussi évidente qu’il y paraît. Grâce aux écrans, j’ai continué à consulter pendant le confinement, et les ados, dans leur immense majorité, me disaient combien il leur était pénible de ne plus avoir de contacts avec leurs amis, de se prendre la tête avec leurs parents, etc. Aussi, comme la plupart de mes collègues, je m’attendais à ce que la levée des contraintes provoque un véritable feu d’artifice de joie, à ce que les ados se rebranchent à la belle énergie d’avant la pandémie, avec les marches pour le climat et tous ces mouvements constructifs initiés par eux… »
Un syndrome insidieux
À sa grande surprise, les choses ne se sont pas passées comme prévu. « Alors que tout était rouvert et que l’école et toutes les activités extrascolaires avaient repris, j’ai reçu en consultation des jeunes qui m’ont « avoué » – entre guillemets, parce que ce n’était pas facile à dire pour eux – qu’ils avaient été heureux pendant le confinement. Et ce qui les avait rendus heureux, c’était d’échapper aux regards, de ne plus subir la pression sociale des autres jeunes, de ne pas devoir travailler leur look, surveiller leur attitude, avoir de la répartie, lancer la petite phrase marrante qui fait rire tout le groupe… » Si contradictoire que cela puisse paraître, la fin de la pandémie a donc donné un nouvel élan au syndrome de l’hikikomori. Un syndrome qui s’installe généralement de façon insidieuse, trompant la vigilance des parents. « L’ado dit : « Je n’aime plus trop aller au foot. Je ne comprends pas la stratégie de mon entraîneur… » ou bien « Les grandes fêtes avec toute la famille, je ne m’y retrouve plus. Mes cousins sont plus grands que moi, je ne sais pas de quoi leur parler, je préfère ne pas vous accompagner… » Et, quand les parents se rendent compte de ce qui se passe, il est déjà trop tard. »
" [...] le point commun, c'est l'omniprésence de la technologie et du virtuel, l’immersion dans le métavers. [...] "
— Dr. Emmanuel Thill, PédopsychiatrePhénomène de société
Ce qui a poussé Emmanuel Thill à solliciter le Fonds De Coninck dans le cadre des Bourses pour les professionnels de l’aide et des soins de la première ligne, c’est de constater combien les intervenants, à commencer par lui-même, se sentaient dépourvus par rapport à ces jeunes, qui refusaient de venir en consultation ou qui, s’ils y étaient traînés par leurs parents, se taisaient obstinément. « Dans nos métiers, il est toujours intéressant de se pencher sur ce que les autres ont fait. Je savais que les Japonais avaient une longueur d’avance sur nous, parce qu’au Japon, et aussi en Corée du Sud, ce phénomène a pris de l’ampleur dès les années 2005-2006. Le contexte est évidemment un peu différent du nôtre : dans ces pays, la pression scolaire – la pression de l’excellence – est énorme dès le plus jeune âge. Il faut avoir les meilleures places au classement, pour pouvoir entrer ensuite dans les meilleures universités. Nous ne sommes pas dans cette logique-là : chez nous, c’est plutôt la peur de l’échec qui domine, même si le désir de performance ne nous est évidemment pas inconnu. Mais le point commun, c’est l’omniprésence de la technologie et du virtuel, l’immersion dans le métavers. Quoi qu’il en soit – et j’espère qu’on n’en arrivera jamais là en Belgique – le syndrome de l’hikikomori est devenu, au Japon, un véritable phénomène de société : sur une population de 125 millions d’habitants, il touche près de 900 000 jeunes. »
Sur le seuil de la porte
Le Japon, Emmanuel Thill avait très envie d’y aller. Mais, malgré l’accord du Fonds De Coninck, il y a finalement renoncé, non seulement pour ne pas abandonner à leur sort, pendant deux ou trois semaines, les jeunes qu’il accompagnait, mais aussi pour ne pas épuiser en un seul voyage des fonds qu’il destinait aussi à partager des pistes de solutions avec d’autres professionnels de première ligne. Ses contacts – en ligne – avec ses collègues japonais n’en ont pas moins été fructueux. « Ils m’ont révélé une vérité que je pressentais déjà intuitivement : mes efforts pour rejoindre les hikikomoris dans leur isolement étaient insuffisants. Puisque ces jeunes ne sortaient pas de chez eux, j’avais décidé de faire du domicile. Sans être intrusif – je n’entre jamais dans la chambre du jeune sans y être invité – mais en n’hésitant pas à consulter sur le seuil de la porte fermée, ou bien à proposer des entretiens familiaux, par exemple sur le palier devant la chambre, avec les parents, et une chaise pour le jeune, sur laquelle je pose mon téléphone, afin d’être en contact direct avec mon patient, à trois mètres de là derrière la porte… L’objectif étant de lui donner suffisamment confiance en lui pour l’aider à vaincre ses angoisses, afin de pouvoir participer à des entretiens de thérapie plus classiques. »
Immersion
Au fil de ses échanges avec ses collègues japonais, cependant, il s’est rendu compte qu’avec les hikikomoris, faire fond sur la seule thérapie individuelle ou familiale était voué à l’échec. « Il faut aussi les resocialiser – pour de vrai, pas virtuellement, les immerger dans la réalité. Dans notre équipe, par exemple, nous essayons de créer du lien entre un jeune que nous accompagnons et un des éducateurs à travers de petites activités toutes simples. Si le jeune a un chien, l’éducateur fait le tour du quartier avec lui et le chien. Ou alors, l’éducateur amène son propre chien, et le but est que les chiens se rencontrent, se découvrent, se méfient, peut-être, et puis jouent ensemble… Donc, parallèlement au travail que nous faisons avec le jeune en thérapie individuelle et familiale, nous nous attachons à recréer du lien, d’abord entre lui et un éducateur. Et puis, au bout de quelques rencontres d’immersion avec l’éducateur, quand la confiance est suffisamment établie, nous lui proposons de rencontrer d’autres jeunes qui ont le même problème que lui. »
" Le syndrome de l’hikikomori n’est donc pas une fatalité "
— Dr. Emmanuel Thill, PédopsychiatreSanté communautaire
L’importance de cette socialisation immersive lui a été confirmée par ses collègues japonais, qui préfèrent l’expression de « santé communautaire ». « Ils partent du principe que le fait de réaffilier le jeune hikikomori à une vie de collectivité ou de communauté a un effet de levier intéressant. Mais leurs projets – boulangerie communautaire, maraîchage, projets avec des animaux… – concernent plutôt les jeunes adultes. Nous, nous nous occupons surtout des ados, le but étant bien sûr de les rescolariser. Parce que l’école est quand même le creuset des relations humaines. À l’heure actuelle, nous n’arrivons pas à 100% de rescolarisation, mais les deux tiers des jeunes qui bénéficient de ce dispositif finissent par revenir à l’école. »
Coup de génie
L’exemple préféré d’Emmanuel Thill ? « Une jeune fille de 14 ans, qui avait arrêté l’école à cause du stress, ne sortait de chez elle qu’une fois par semaine, pour aller au supermarché avec sa mère. Ce jour-là, à la caisse, elle tombe nez à nez avec son institutrice de première maternelle, qui l’interroge évidemment sur ses études. L’ado se ferme, la mère se met à pleurer et explique que sa fille n’a plus mis les pieds à l’école depuis longtemps. Et là, cette institutrice a un vrai coup de génie. Elle dit à la jeune fille : « Cette année, c’est très dur pour moi, parce que j’ai une classe de 25 petits bouts et je suis toute seule avec eux. Si tu as un peu de temps, même deux heures par semaine, viens m’aider, ça me soulagera ». Moi, je voyais cette jeune fille en consultation une fois par semaine, et elle m’a parlé de la proposition de son institutrice, en me disant qu’elle n’y arriverait jamais. Je lui ai répondu qu’elle était évidemment libre de refuser, mais pourquoi ne pas essayer ? Elle l’a fait, elle a vécu des moments extraordinaires au milieu de ces enfants qui la considéraient comme une super grande sœur, et au bout d’un mois, elle s’est retrouvée temps plein dans cette école. »
Éviter la chronification
Après avoir terminé sa scolarité selon une formule originale, « en passant ses évaluations dans un local à côté du bureau de la directrice », et obtenu son CESS, elle s’est inscrite à l’école normale, où elle n’a jamais manqué un cours, et aujourd’hui elle est elle-même institutrice. « Grâce à ces enfants de maternelle, sa confiance en soi s’était réamorcée. À l’époque des fêtes, elle m’envoie toujours une lettre où elle fait le bilan de l’année, et elle est très épanouie ! » Le syndrome de l’hikikomori n’est donc pas une fatalité, à condition de ne pas le laisser s’installer. « Il faut autant que possible éviter la chronification de ces troubles chez les jeunes : plus leur confiance en eux diminue, plus ils auront du mal à revenir vers les autres, à se resocialiser… C’est une course contre le temps. »
[...] je pense que la meilleure prévention, c’est la maison ouverte. Inviter largement, et pas seulement des amis et des membres de la famille, mais aussi d’autres parents.[...] Une maison anti-hikikomori, c’est une maison traversée en permanence par la vie. "
— Dr. Emmanuel Thill, PédopsychiatreBrochure
Il a donc pris son bâton de pèlerin pour diffuser quelques pistes simples dans des groupes de pédiatres, des Glems, des dodécagroupes. Il a fait des exposés dans plusieurs maisons médicales de la région de Tournai, « pas seulement devant les médecins, mais devant tous les professionnels de l’équipe ». Il a aussi encouragé et répercuté des initiatives comme celle de ce mini-club d’arts martiaux, créé par un éducateur dans un local mis à sa disposition par la Ville de Tournai et dédié aux jeunes en phobie scolaire et phobie sociale. « Il les forme par petits groupes de 5 ou 6. Parce que les arts martiaux, c’est une manière de s’affirmer, d’augmenter sa confiance en soi et de mieux gérer son stress. » Mais surtout, il voudrait publier une brochure accessible à tous les professionnels de première ligne qui sont confrontés au quotidien à ces jeunes hikikomoris, alors qu’ils n’ont pas de formation pédopsychiatrique. « Cette brochure aide à comprendre comment s’installe le repli du jeune et à en décoder les causes, mais aussi à mobiliser des pistes d’accompagnement dans le quotidien. Nous espérons l’éditer en collaboration avec la Société Scientifique de Médecine Générale. »
Maison ouverte
Emmanuel Thill et son équipe ont également établi, au fil des années, de bons partenariats avec les écoles de leur région, notamment pour des formules alternatives comme la scolarité à temps partiel. Mais ce syndrome de l’hikikomori, n’est-il pas possible de le prévenir ? « Ce serait évidemment l’idéal. Et je pense que la meilleure prévention, c’est la maison ouverte. Inviter largement, et pas seulement des amis et des membres de la famille, mais aussi d’autres parents. Prêter attention aux initiatives du quartier, y participer et même proposer, à l’occasion, que les réunions se déroulent chez soi. Il y a très peu de phobies sociales et d’hikikomoris en Afrique, parce que le quotidien y est plus collectif. Une maison anti-hikikomori, c’est une maison traversée en permanence par la vie. »