Les infirmier-e-s à domicile veulent retrouver le cœur de leur vocation
Changer des bas de contention, faire une piqûre, rassurer, écouter, et puis reprendre la route vers le patient suivant, et tout cela en respectant un horaire taillé au cordeau. Tel est le difficile défi quotidien du personnel infirmier des soins à domicile, sur qui pèse un objectif de rentabilité et qui ressent, parfois, un manque de considération. Et si l’on réformait le modèle des soins à domicile pour répondre davantage aux attentes des professionnels de la santé et à leurs bénéficiaires ? C’est le pari du secteur, soutenu par le Fonds Dr. Daniël De Coninck.
Le modèle de soins à domicile remonte à la création de la « Croix Jaune et Blanche » en 1937, soit il y a plus de 80 ans déjà. Depuis, il a très peu évolué et s’est heurté à une série de difficultés, dont le sous-financement structurel qui frappe tant les infirmiers salariés que les infirmiers indépendants à domicile. « Le turn-over important dans la profession témoigne des conditions de travail difficiles, souligne Edgard Peters, directeur des soins infirmiers de la Fédération de l’Aide et des Soins à Domicile (FASD). Les soignants ont dénoncé ces difficultés à haute voix au printemps 2019, au cours des ‘‘mardis noirs des blouses blanches’’. Parallèlement, le nombre d’infirmiers entrant en formation a sensiblement reculé. La Covid a amplifié le malaise. La rotation s’est accrue et le nombre d’infirmier-e-s qui ont quitté le métier a augmenté. » Pourquoi ce désamour ? Surtout à cause de la pression et de la déshumanisation d’un métier où l’empathie et la bienveillance à l’égard des patients sont pourtant au cœur de la vocation des soignants. Edgard Peters résume : « Avec le ticket modérateur, pratiquer une injection à un patient, ‘‘rapporte’’ quelque 6 euros. De cette somme, il faut décompter le trajet, le temps, le coût du carburant. A partir du moment où vous vous trouvez devant la porte du bénéficiaire, il vous reste de quoi financer 85 secondes pour lui faire l’injection. »
La course à la rentabilité, la recherche constante de l’équilibre financier et la hantise de sombrer dans le rouge expliquent les limites d’un système à bout de souffle, étouffant les 1.250 personnes qui y travaillent : infirmier-e-s, assistant-e-s en soins hospitaliers et aides soignant-e-s. Et puis, la lasagne institutionnelle a multiplié le nombre de décideurs : les soins infirmiers curatifs sont financés par l’Inami (Institut national d’assurance maladie invalidité), la promotion de la santé par les Régions, et l’enveloppe consacrée aux hôpitaux se distingue de celle des soins à domicile. Bref, une vision macro-globale s’imposera pour évaluer les effets positifs du changement de modèle. Mais quel modèle idéal pour assurer, comme l’ambitionne le projet, « une meilleure qualité de vie au travail et des soins » ?
« Aujourd’hui, plus on est dépendant, mieux on est financé. Voilà bien le paradoxe. »
« Buurtzorg » (les soins de quartier) aux Pays-Bas et « Soignons humains » en France : ces deux modèles ont fait leurs preuves chez nos voisins et sont des sources d’inspiration pour tous ceux qui, en Wallonie et à Bruxelles, rêvent d’un nouveau modèle, basé sur une prise en charge globale des patients. « En Belgique francophone, aujourd’hui, l’Inami finance l’injection, les soins d’hygiène, le pansement. Mais il ne finance ni le suivi ni la prévention, explique Edgard Peters. Dans cette logique, une personne âgée nécessitant des soins lourds devient de moins en moins autonome et, au plus on est dépendant, au mieux on est financé. Voilà bien le paradoxe. Comme infirmiers, nous tentons de tout faire au contraire pour permettre à nos patients d’être les plus indépendants possible. »
« Si l’infirmier va mieux, le patient ira mieux. »
Redonner du sens au travail des infirmiers, leur restituer le pouvoir d’agir face aux problèmes qu’ils rencontrent sur le terrain, leur garantir davantage d’autonomie et de responsabilités, leur donner carte blanche pour l’organisation de leur planning et l’organisation de leur tournée, pour qu’ils puissent libérer plus de temps au bénéfice de l’humain et du contact avec leurs patients. Le réaménagement du modèle actuel, dépassé et pyramidal, doit permettre de mettre fin à l’hémorragie des vocations infirmières et de fidéliser le personnel actuel. « La bourse de 150.000 euros octroyée par le Fonds Dr. Daniël De Coninck donne un véritable coup de fouet à la réalisation de notre projet : il nous a permis de nous adjoindre les services de deux personnes pour coordonner la réflexion et créer un nouveau modèle, après concertation avec tous les acteurs » précise Edgard Peters.
« Le projet financé par la Fondation Roi Baudouin vise à construire, à partir du terrain, de nouveaux modes d’organisation des soins infirmiers à domicile et à penser un modèle de financement pérenne, précise Elise Henin, la coordinatrice. Pour attirer et fidéliser les travailleurs, il faut les libérer de la pression à la rentabilité pour qu’ils retrouvent le temps naturel du contact humain, qui fait partie de l’ADN de tout infirmier. Et si l’infirmier va mieux, le patient ira mieux. »
Deux centres d’Aide et Soins à Domicile (ASD), à Namur et en Hainaut oriental, se sont déjà déclarés prêts à se lancer dans un projet-pilote. La réflexion mûrit, et il faudra encore lever quelques résistances au changement ici et là. En attendant, sur le terrain, Julie Clinckart, infirmière responsable du secteur d’Anderlues au sein de l’ASD du Hainaut oriental, place tous ses espoirs dans ce projet : « Il faut y aller, c’est le seul moyen de s’en sortir. Il faut le faire pour le patient et pour permettre aux infirmier-e-s en souffrance de retrouver un sens à leur travail. Rien n’est fait pour prendre en charge le patient de façon globale, de jeter un œil sur son frigo pour s’assurer qu’il ne requiert pas une aide supplémentaire, de prendre le temps de téléphoner à son médecin traitant lorsqu’on détecte un problème. Tous ces actes ne sont pas financés. Du coup, les infirmier-e-s se sentent déresponsabilisé-e-s, démotivé-e-s et impuissant-e-s. Le taux d’absentéisme explose, les jeunes quittent le circuit. Le système actuel n’est plus viable. »