MR-MRS : Choisir, c’est renoncer ?

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En plus de mettre les soignants sous pression, la crise sanitaire les oblige, dans les maisons de repos comme dans les services hospitaliers, à des choix éthiquement difficiles, générateurs d’une souffrance qui peut affecter leur rapport à eux-mêmes et à leur profession. Pour les aider, le Centre Ressort de la Haute École Robert Schuman a conçu un outil accessible à tous, qui met l’éthique au centre du soin.

Au cours de l’année écoulée, beaucoup de soignants ont été confrontés à des injonctions contradictoires. Comment concilier par exemple le respect de l’autonomie et des libertés individuelles, prôné par la loi relative aux droits du patient, avec la protection de la collectivité, qui vise à limiter la circulation du virus, et donc les déplacements des patients ou des résidents ? En règle générale, les soignants chargés d’implémenter ces injonctions dans la réalité bénéficient d’une certaine compréhension de la part de leurs interlocuteurs, même si, à la longue, ces règles, restrictives au point de paraître injustes, pèsent autant aux uns qu’aux autres. Mais qu’en est-il des personnes présentant des troubles cognitifs ?

Une histoire de valeurs
« Elles sont assignées à leur chambre, comme les autres, mais, pour peu que leur humeur fluctue ou que leur mémoire leur joue des tours, elles déambulent dans les couloirs, » explique César Meuris, Docteur en Histoire et Philosophie des Sciences et coordinateur de recherche au Centre Ressort. « Le soignant, à qui sa hiérarchie a donné des consignes, elles-mêmes inspirées des directives gouvernementales, ramène la personne à sa chambre, une fois, deux fois, cinq fois… Mais, à un moment donné, il ne peut plus esquiver le problème : s’il veut assurer la sécurité de la collectivité, il doit contraindre la personne, voire la contentionner. Ce qui l’amène à tourner le dos à une valeur aussi fondamentale que la liberté d’aller et venir, et aussi à une certaine bienfaisance médicale, puisque la contention a des conséquences négatives, tant physiquement que psychologiquement. Et, s’il refuse de la contentionner, le problème reste entier. »

Le soignant se retrouve donc face à deux consignes incompatibles, dans une situation où choisir l’une, c’est bien souvent renoncer à l’autre. « Le mal-être qui en découle produit inévitablement de la souffrance« , souligne César Meuris. « Et cette souffrance est éthique, parce qu’elle se vit dans un contexte où différentes valeurs qui comptent pour la personne ne peuvent pas être respectées simultanément. » Pour les responsables du Centre Ressort, dont le pôle Santé, Éthique et Vieillissement a une fonction d’aide à la réflexion en cas de situation éthiquement difficile, le danger était évident : tout soignant dont la souffrance n’est pas prise en compte risque de développer des mécanismes de protection, de chercher à se ‘blinder’, au point de perdre peu à peu sa réceptivité, sa capacité d’écoute et, plus largement, le sens de sa profession.

La crise du Covid-19 a montré aux professionnels que l’éthique n’est pas un élément accessoire : elle est au centre des soins

— César Meuris, Centre Ressort de la Haute École Robert Schuman

En porte-à-faux
L’outil ‘Apaiser la souffrance éthique’*, conçu par la Dr Cécile Bolly, fondatrice du Centre Ressort, le philosophe Jean-Michel Longneaux,  professeur à l’Université de Namur, et César Meuris, est né de cette prise de conscience. Ce document sans prétention, qui peut être abordé « à trois sur un coin de table pendant la pause de midi ou en plus grand groupe, avec un animateur formé par nos soins, » se présente comme un support ‘qui permet d’identifier les conflits de valeurs, de les nommer et de mieux comprendre comment ils sont vécus, pour pouvoir ensuite les travailler collectivement de façon plus éclairée’. « D’entrée de jeu, insiste César Meuris, cette souffrance éthique, dont beaucoup de soignants n’osent pas parler, parce qu’ils ne se sentent pas autorisés à lui faire une place, est reconnue et expliquée. Elle émerge lorsque les soignants doivent réaliser des actes qui les obligent à transgresser, voire à renier, leurs propres valeurs – et c’est tout à fait normal. Mais, en tentant de la nier, ils risquent de se retrouver en porte-à-faux avec leur pratique, et donc d’offrir des soins de moins grande qualité. »

Moyen terme
Le parcours proposé comporte plusieurs étapes. « Avant tout, commente César Meuris, chaque soignant identifie une situation qu’il a vécue comme difficile et accueille – de soi à soi – les émotions qu’elle a suscitées en lui. Les récits sont ensuite mis en commun, ce tour de table révélant aux participants qu’il peut y avoir différentes manières de se rapporter à une même situation. Après que les cas problématiques ont été discutés en petits groupes, afin d’identifier les valeurs négligées ou privilégiées et les raisons de ce choix, deux questions sont posées : existait-il des solutions qui auraient permis de respecter toutes les valeurs en conflit, au lieu d’en éliminer certaines ? Et, faute de moyen terme, était-il possible de hiérarchiser les valeurs en tension et selon quels critères ?  Ainsi, les soignants construisent ensemble un process, qui est partagé et coporté, ce qui allège d’autant la pression. »

Message
La dernière étape consiste, pour chaque soignant, à tirer les conclusions de cette démarche pour lui-même et son équipe, mais aussi à aller (beaucoup) plus loin. « L’idée est de répercuter ces conclusions à la direction, ainsi qu’aux autres instances en cause, pour qu’elles constatent comment leurs injonctions se traduisent dans la réalité et qu’elles puissent éventuellement les réajuster. À ce stade, évidemment, une certaine prudence s’impose, toutes les instances ne cultivant pas la même ouverture d’esprit. Mais il nous semble quand même essentiel que les participants réfléchissent au message qu’ils voudraient transmettre sur base de leur expérience. Car le mieux-être des professionnels influe sur celui de leurs patients ou de leurs résidents. »

Success story
Cet outil devait être testé au départ dans une dizaine de MRS, mais, très vite, il a été mobilisé par d’autres acteurs, comme les plateformes de soins palliatifs, qui ont des équipes de psychologues pour accompagner les professionnels dans les maisons de repos. « Et les retours sont très positifs. Bien que le financement de la Fondation Roi Baudouin se soit terminé fin décembre, les demandes d’interventions se poursuivent, et nous venons d’être sollicités par la Fédération des CPAS. Mais il est important d’insister sur le fait que cet outil ne doit pas enfermer : c’est un soutien à la créativité. Il doit être investi, transformé, réinventé en fonction des situations spécifiques et du cadre institutionnel. Et, bien qu’il ait été créé dans le contexte de la Covid, il peut être utilisé en pratique courante, chaque fois qu’émerge une souffrance d’ordre éthique – phénomène qui dépasse de loin les circonstances exceptionnelles liées à la pandémie. »

Au quotidien
Pour César Meuris, en effet, la crise sanitaire a été – « pour l’éthique, en tout cas » – une occasion salutaire : «Elle a montré aux professionnels que l’éthique n’est pas un élément accessoire : elle est au centre du soin. Ils font de l’éthique au quotidien, mais ils n’en ont pas toujours conscience. Il a fallu le virus et les restrictions qu’il a provoquées pour que la centralité de l’éthique leur saute aux yeux. Les tensions éthiques et les souffrances qu’elles sont susceptibles d’engendrer ne se manifestent pas seulement en situation de crise sanitaire : elles font partie intégrante de leur quotidien. »

* Consultable et téléchargeable sur www.ressort.hers.be > Accueil >Pôle Éthique > Boîte à outils de l’éthique > Apaiser la souffrance éthique.

Le projet ‘Création d’un outil d’aide à l’identification de la souffrance éthique des soignants et accompagnement de ceux-ci pour élaborer des pistes d’action adaptées’ bénéficie du soutien du Fonds Dr. Daniël De Coninck dans le cadre de l’appel ‘Les MR/MRS face à la crise COVID-19′. Au total, 31 projets ont été sélectionnés.

Copyright photo : Hananeko_Studio

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